C'était un hiver comme il en existe des centaines d'autres...
Chaque semaine, Jeanne venait entretenir la tombe de son mari avec acharnement et fidélité, son défunt Félix, mort depuis cinq ans d'un cancer de la prostate qui l'avait abîmé progressivement jusqu'à l'emporter. Son cher Félix s'était battu 23 longues années durant, ronchonnant plus que souriant, mais l'avait toujours profondément aimée et cela s'était toujours vu.
Cet hiver-ci, la veille encore le temps était humide et frais comme souvent en Normandie. Jeanne venait de passer la journée à tricoter des écharpes, des bonnets et des pulls de laine pour ses petits-enfants et arrières-petits-enfants tant chéris. Puis elle avait écouté la radio en mangeant et maugréant d'apprendre que le temps serait peut-être aux chutes de neige le lendemain. Jeanne se couchait tôt et ne vit pas les premiers flocons arriver dans la nuit noire, ni n'entendit les rires des passants alors que rapidement un blanc manteau se répandait sur son quartier.
Le lendemain matin, force était de constater qu'il avait abondamment neigé. Quarante centimètres de neige au sol, pas un de moins. Tout le pâté de maison paralysé, les habitants estomaqués. C'est bien la première fois depuis quarante ans qu'il n'avait pas tant neigé par cheu nous, entendit-elle quand le voisin, un charmant quinquagénaire vint se préoccuper de son confort, de son chauffage et de dégager ses marches. Ce charmant Philippe avait tout de même pris un café pour se réchauffer une fois ses efforts achevés. Mais il était l'heure et le jour où Jeanne devait se rendre sur la tombe de son époux, et rater un jour pour cause d'intempérie, jamais ! En quarante, sous la neige et sans rien à manger, il fallait bien aller à l'école et on n'était pas aussi couverts que maintenant, disait-elle. Philippe proposa de l'accompagner, arguant que la voiture étant hors de question, il lui faudrait faire attention au verglas caché sous cette blancheur épaisse. Et puis quoi encore ? répondit-elle, Ça me fera de la marche et puis je ne suis pas encore impotente, jeune homme ! Je sais encore faire attention !
Et sans aucune brusquerie elle s'habilla de ses épaisses couches de vêtements d'hiver, enfila ses chaussures de marche et sortit raccompagner son Philippe chez lui, puis prit la route vers le cimetière.
Pas une voiture dehors, pas un chat, pas un bruit. Cette satanée neige la faisait pester à chaque pas.
Arrivée au cimetière, elle constata la présence du véhicule de la ville, embourbé dans la poudreuse, ainsi que la bruyante présence de trois jeunes écervelés qui se baladaient un peu librement, riant aux éclats. Ils auraient pu être ses petits-enfants. Ces deux jeunes hommes et cette jeune femme portaient chacun un de ces appareils photos modernes, numériques comme on dit à la télé. Jeanne n'en voulait pas du numérique. Les ordinateurs, c'est pas eux qui vont créer des emplois, répétait-elle avec une sagacité certaine à qui veut l'entendre. Et le contact humain dans tout ça ? Et ces pauvres gens qui se font remplacer par des machines impersonnelles, on leur a demandé leur avis ?
Tout en peinant à accéder à la tombe de son Félix, elle remarqua qu'un des trois jeunes était plus contemplatif et un peu affolé par l'agitation de ses camarades. Elle le vit prendre une photo des tombes. Jeanne en fut un peu choquée, Tout de même, ce sont des gens qui sont enterrés là-dessous. Un peu de respect !, pensait-elle très fort. Elle ne se douta toutefois pas que ce jeune-ci allait faire publier sa photo dans le journal local, en compagnie des autres clichés amateurs sur les environs enneigés par une intempérie sans précédent et qu'elle trouverait cette photo plutôt réussie. En fait cette vieille arrière-grand-mère ne se doutait pas qu'un jour je me souviendrai de sa gêne, de son attitude un peu renfrognée face à mes deux amis et moi-même, et qu'un jour je parlerai d'elle, tout en romançant sa vie quotidienne...
En fait cette personne ne se doutait pas que ce jour-là de Janvier 2010, je me sentais aussi mal à l'aise qu'elle par le bruit de mes amis, et encore moins que cette photo fut la première photo que j'aie pensé... Mais aujourd'hui, où qu'elle soit, je me souviens d'elle. Cette journée de Janvier fut exceptionnelle à plus d'un titre car ce fut la première fois que je pris mon EOS spontanément en quête d'images.
Depuis, je rêve encore et toujours de voir une nouvelle fois ma chère contrée si embellie par ce blanc cotonneux et glacé.
Tonton est un sentimental.
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