Ne bougez pas les enfants, j'arrive avec le thé ! Mémère appelait son fils de 58 ans et sa belle-fille de 57 ans toujours comme cela, quand ces derniers s'installaient dans son salon, les jours de visite.
Danièle et Bruno avaient toujours coutume de rendre visite à la mère de ce dernier les jeudi soirs, après le travail. Ces deux ingénieurs statisticiens aimaient se retrouver face à la grande cheminée de Mémère Bernadette, un thé à la main, discutant de choses et d'autres.Alors mes enfants, que me racontez-vous de beau cette semaine ? leur demanda Mémère, une théière dans les mains, remplissant leurs tasses.
Oh, maman, tu sais la vie suit son cours. Le travail n'a guère changé depuis vingt ans, j'ai toujours plein de boulot par-dessus la tête et on nous en a encore rajoutés. Danièle a entendu des bruits de couloir comme quoi nos objectifs de rendements allaient augmenter de 200% l'année prochaine, et évidemment sans augmentations de poste !
Sa femme ajouta Oui, mon chéri c'est ce que j'ai entendu dire de Sophie, au secrétariat. Il paraît que Gérard, le chef du personnel, est furieux qu'on ne nous donne pas des moyens d'embaucher l'année prochaine. Mais bon on est des fonctionnaires, c'est sur nous qu'on tape en premier, même avec le flamby au pouvoir !
Oh là là mes pauvres chéris ! s'exclama Mémère Bernadette, Pourtant le François il promettait d'embaucher plein de gens en 2015. C'est ce qu'il disait à la télé, hier soir. Mais c'est vrai, il a grossi. Rhôô, je ne sais pas qui s'occupe des repas chez lui mais il force un peu sur l'huile !
Tandis que Bruno et Danièle sirotaient leurs thés, Mémère Bernadette craqua une allumette, mit le feu à un vieux bout de journal et le jeta dans le tas de bois de la cheminée. Le feu commença à crépiter doucement. Une agréable chaleur se répandit dans toute la pièce.Bruno reprit de plus belle Mais maman, à la télé les politiques ne disent que des mensonges, c'est pas nouveau ! Souviens-toi de la fracture sociale de Chirac ! Souviens-toi du travailler plus pour gagner plus du Naboléon ! Tiens, même Giscard ou Mitterrand ! Cite m'en un qui n'ait jamais menti à la télé. La crise, ça fait trente ans qu'on nous en sert à toutes les sauces année après année. Moi je dis, ils se gardent bien leurs sous près d'eux tandis qu'ils nous saignent à blanc !
Tout en bavardant, Bruno prit un vieux vinyle de ses années lycées et le mit à écouter sur sa toute récente platine. Doucement alors retentirent les musiques de Woodstock tandis que Danièle rajoutait par-dessus son mari Vous ne vous rendez pas compte, belle-maman, mais en dix ans nos impôts ont augmenté de 20% alors que notre salaire a été gelé pendant la moitié de ce temps. Moi je vous le dis, c'est du matraquage fiscal. Il ne faut pas s'étonner après si la blondasse fait des gros scores ! Moi je les comprends.
Et tandis qu'au chaud près d'un bon feu de cheminée, la conversation allait bon train sur des prédictions apocalyptiques pour la France de demain, tandis que les groupes hippies s'enchaînaient au fur et à mesure que les vinyles s'accumulaient, tandis que le niveau de ce thé si parfumé et raffiné baissait dans les tasses et la théière, dehors, quelque part dans la ville où Mémère Bernadette, Bruno et Danièle s'enflammaient sur des discours politiques tournés loin de là, quelque part dans cette ville, Florent, un jeune SDF de 26 ans, à la rue depuis trois mois, se tenait devant un feu presque semblable. Un feu de cartons et de papiers journaux. Un feu en plein hiver, exposé au froid et au vent. À la pluie parfois, ce qui était pire que tout.
Florent n'était pas un amateur de politique, ni très au courant de ce qui se racontait dans les journaux. En fait Florent ne connaissait pas le nom du président actuel de la République française.
Florent faisait partie de ceux qui avaient réellement été saignés à blanc par la conjoncture économique, pour qui le "matraquage fiscal" ressemblait à une imprécation de bourgeois.
Mais il était de toute façon trop tard pour qu'un Bruno, une Danièle ou une Mémère Bernadette lui tende la main.
Car celui-ci était mort de froid, strictement et littéralement. Dans l'indifférence générale.
Quel génération paradoxale que la mienne qui a construit une société de droite à partir d'idées de gauche...
RépondreSupprimerPeut-être que cette lutte pour la libération de l'individu du carcan sociétal des années 60 ne pouvait-elle que déboucher sur une société individualiste. L'Enfer est pavé de bonnes intentions...