jeudi 24 mars 2016

Histoire d'une trahison...


Vous vous demandez sans doute ce que je représente, ou plutôt qui je représente. À dire vrai, je suis assez heureux de voir que quelques badauds s'intéressent encore aux ornementations des vieilles bâtisses. Mais je vous sais impatients d'écouter mon histoire. Ne perdons pas de temps.

Jadis j'étais Girolamo Luigi Ferruccio Luzzaschi, jeune frère du fameux Luzzasco Luzzaschi, un organiste comme on n'en compte guère qu'un par siècle, et encore.
Nous étions jeunes, mon frère et moi et aurions pu mener une vie discrète mais heureuse... C'était sans compter l'ambition démesurée de Luzzasco.
Ce grand dadais prétendait devenir un jour le plus grand organiste et madrigaliste de son époque mais ne cessait d'essuyer échec sur échec. Je me souviendrai toujours de cette réception mémorable où il fit une suite de huit fausses notes sur les grandes orgues de la Cathédrale Saint-Georges de Ferrara devant une assistance composée d'illustres musiciens et du non moins important duc Alphonse II, pourtant crucial pour son avenir.
Il me vient en mémoire tellement de gaffes de sa part, toutes plus absurdes les unes que les autres qu'il était vite devenu la risée de Ferrara.

Un soir, pourtant, il vint me proposer un voyage qui allait changer, disait-il, nos vies à jamais. Je l'entends encore me parler d'une sainte femme dans le duché de Normandie, capable d'intercession afin de le doter, lui, du talent qu'il méritait et moi d'une longue vie, à l'abri du besoin et des affections propres aux déboires amoureux. Ce faux frère savait à qui il s'adressait, et comment. Par un mélange de défaite sentimentale et d'arrogance toute maligne, j'accédai à sa demande, et nous entamâmes un long voyage d'un an dans le doux pays de France jusqu'au terme de notre voyage, au sein d'une forêt nommée Écouves.

Pourtant, au moment de pénétrer une sombre parcelle marécageuse, à peine balisée par un chemin barré de ronces, je le perdis de vue une seconde. Une seconde fatale. Un coup sec au niveau du crâne me fit perdre connaissance. Ce bougre devait avoir préparé son coup depuis un moment.

Quand je repris connaissance, j'étais ligoté à un saule... Ou plus exactement, les racines de cet odieux arbre étaient comme enroulées autour de mon corps, me condamnant à l'immobilité totale.
Mes vêtements avaient été arrachés, et mis à part un linge négligemment posé sur mon intimité,  seules se voyaient une série de signes cabalistiques tracés à l'encre sur des frusques grotesques et bariolées.

La situation devint insoutenable quand j'entendis la voix du Saule. Sombres incantations sataniques...
Murmures et malédictions mélangées. Je crus devenir fou et ne vis que trop tard la vase m'entourer de plus en plus à mesure que je m'y enfonçais. Ma dernière sensation en tant qu'être humain fut le goût âcre et lourd de cette glaise qui m'envahissait. Puis je sombrai...

Je fus réveillé par les coups de burin d'un ouvrier sur ma face. Toute douleur avait disparu de mon être, je me sentais léger et éternel... Aussi éternel que l'on puisse en juger à présent.
Le décor de mon éveil avait totalement été bouleversé. Nous avions bien sûr fait une longue halte dans la cité d'Alençon, proche de la forêt d'Écouves... Pourtant ce n'était pas la cité de mon souvenir. Les bâtiments, les accoutrements de ses habitants, leurs outils, leur langage... Sorcellerie ou long sommeil, ce qui était sûr c'est que le temps s'était écoulé durant mon sommeil de fer.

Puis, je sombrai à nouveau.

Je fis ainsi plusieurs bonds à travers les époques. J'appris petit à petit les événements du passé au contact des chats, pigeons et corneilles. J'appris à communiquer a minima avec les quelques créatures sensibles des environs.

Et voici que vous me réveillez d'un autre long sommeil. J'apprécie cette rencontre messires.

J'en appelle maintenant à vous, car après tout, tout enchantement doit cesser, tôt ou tard.Voyez-vous, ni les chats, ni les pigeons ni les corneilles n'ont su répondre à une question qui me hante depuis maintenant une éternité :


Depuis combien de temps suis-je ici ? Combien de temps souffrirai-je encore à cette porte ?

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