samedi 7 mars 2015
Les songes de la corneille...
À presque vingt-cinq ans, je puis vous le dire, j'ai eu une belle vie. Tandis que vous autres vous pliiez sous le joug de vos sociétés productivistes, je me gavais de vos restes, repas gargantuesques pour la jeune corneille que j'étais. Il faut l'avouer, nous ne sommes finalement pas nombreux à atteindre mon âge, et même à soixante-dix ans, nous n'avons pas le confort de la retraite. Au contraire, nous continuons à parcourir des kilomètres chaque jour dans le froid, le vent et la pluie. D'ailleurs, nous ne vivons pas assez longtemps pour atteindre votre retraite. Assez toutefois pour vous voir devenir adultes. Vous n'aimeriez pas vivre à notre place, même ne serait-ce que vingt ans, avec vos seuls poils comme protection.
Oh certes, mon plumage me protège efficacement de la dureté de l'hiver. Et vous ne savez pas tout, car je connais de fort bons endroits où passer la journée au chaud et au sec. L'un dans l'autre ma vie aura été nettement moins dure que la vôtre. Habitué à la vie sauvage et néanmoins assez futé pour échapper aux prédateurs, mes journées sont d'une douceur peu commune pour un oiseau. Contrairement aux passereaux qui meurent par milliers sous les griffes des chats et des chiens que vous entretenez, nous autres n'avons pas véritablement de prédateur connu, à part les quelques rapaces que vous avez su contribuer à éliminer pour votre plaisir de chasser les lapins.
Votre vie est bien vaine comparée à la nôtre. Nous autres corneilles vivons en bonne santé, mangeons à notre faim et ne sommes guère concernées par le devoir de travailler. Quelque part, nous avons la vie dont vous rêvez presque tous : une vie simple faite de voyages et de ripailles, ne pensant qu'à l'instant présent et au soir à venir, vivant assez pour profiter des joies simples de l'existence, et trop peu pour nous voir aigris et malheureux.
Le plus cocasse dans tout cela est que sans vos villes tentaculaires, jamais je ne me serais trouvée ici devant ce téléobjectif, prenant la pose. Mes parents ont échappé à la mort grâce aux nombreuses poubelles que vous laissez traîner éventrées et aux chaufferies que vous construisez.
Ironie de l'histoire, vous semblez ne pas savoir que nous autres corneilles comprenons votre langage humain, et ce que nous apprenons de vos vies nous fait croasser de bonheur. Vos angoisses vous fait produire davantage de déchets. Vos colères vous fait tuer davantage de chevreuils. Le malheur de l'Humanité est une promesse de bombance pour le peuple des Corneilles.
Pourtant nous n'aimerions pas vous voir disparaître. Vous avez été jadis de bien sympathiques colocataires, du temps où nos ancêtres et les vôtres parlaient la même langue. Vous souvenez-vous de Brandon le Bâtisseur ? Non, bien sûr... Tout ceci n'est que légendes et inventions tardives à vos yeux cillés.
Les corvidés se souviennent encore, eux, de l'ancienne alliance entre les empereurs de la terre et les empereurs du ciel, des cerveaux du sol et de l'air. Nous avons tout pour vous être agréable. Après tout, notre compréhension du monde est la plus grande de toutes les espèces volantes, tout comme vous êtes la plus subtile des espèces terrestres.
Je suis une corneille extrêmement vieille, à présent. L'âge me pèse et je sais que la mort me guette. Un de mes enfants l'annoncera pour moi. Oui j'ai eu une belle vie de corneille. Je sais que vous ne m'aimez pas, mais si je puis vous conseiller : n'ayez pas peur des charognards que nous sommes et vous n'aurez plus peur des charognards que vous êtes.
Admirez une dernière fois mon plumage, et une fois que je me serai envolée vers mon nid, essayez de vous souvenir de notre amitié de jadis, du temps où nous nous domestiquions réciproquement, de Dorne jusqu'au Mur...
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