dimanche 1 mai 2016

Les songes du peuple des Arbres...


Il y a longtemps, très longtemps que je réside ici. Jadis, je trônais en paix sur les bords de Sarthe, à peine dérangé par quelques pigeons ou corneilles de passage. Puis les premiers Hommes sont venus. D'abord quelques-uns, en peaux de bêtes, ils furent bientôt des centaines, s'installant durablement dans la région, fondant ce qui allait être cette étendue de pierre, de bitume et de fer quelques millénaires plus tard.
À vrai dire, il m'est difficile de voir en vous autre chose que d'innombrables fourmis, comme celles qui s'installent périodiquement près de la chaleur de mes racines. Je ne vous connais pas et d'ailleurs, comment le pourrais-je ? Comment pourrais-je vous différencier de vos semblables ? D'où je suis, vous n'êtes que des clones à la vie éphémère. Sitôt nés, déjà morts. Pendant que vous enchaîniez vos vies trépidantes à une vitesse ahurissante, moi, j'étalais mes branches, je plongeais mes racines dans la terre, j'étoffais mon feuillage, vivais de grandes amours avec mes frères jumeaux jusqu'à fusionner avec eux et ne faire qu'un.
Vous auriez bien du mal à vous figurer cette fusion élémentaire avec l'environnement. Votre arrachement tellurique, votre envie de vous propulser plus loin, plus fort, plus vite vous empêche de ressentir ce que nous, les Huorns, vivons en permanence : nous ne sommes pas de simples arbres, nous faisons corps avec les esprits de nos ancêtres, avec ceux de vos ancêtres, avec les fourmis qui rongent notre bois, avec le cours éternel de l'eau, nous sommes l'air dans nos branches, la pluie sur nos feuilles, l'abeille solitaire qui habite en nous, nous sommes le bruit sourd de la foudre qui s'abat sur les lourdes pierres de vos temples, nous sommes l'humus qui nous nourrit et même la pierre que nous détruisons. Nous sommes la Terre, et plus encore...
Ce déracinement ne vous aide guère, je le vois bien. En perpétuelle recherche de stabilité, en perpétuel état d'angoisse face à la mort... Je vous plains plus que vous ne l'imaginez.
Pourtant, indubitablement, vos constructions, votre art, vos pensées, vos espoirs, tout ce terreau qui coule dans les veines de la Terre et qui fusionne avec chacun des représentants du Règne des Immobiles, tout ceci représente une force de fascination incomparable. C'est ainsi que nous nous sommes éveillés à la conscience claire de nous-même, en absorbant vos restes.

Les vieux mythes sur les arbres gardiens sont vrais, et s'il est tout aussi vrai que les derniers Surnaturels de cette Terre nous ont appris à parler, à penser, il n'est qu'encore plus vrai que nous sommes gardiens d'un savoir inestimable. Le vôtre. Le nôtre. Celui des vivants et des morts.
Souvenez-vous en quand vous serez sur le point de disparaître : ce jour-là, nous nous retrouverons. Ensemble nous fusionnerons et vous nous apporterez à tous toute l'étendue de votre personnalité, de vos connaissances et de vos rêves...

Arrêtez-vous de galoper un instant. Étendez votre esprit dans le ciel, ancrez-vous dans la terre, humez l'air et l'eau, la terre et l'instant. Sortez de vous-même et peut-être commencerez-vous à nous entendre dans notre propre langue. Une langue de bruissements au vent d'est, de craquements au cœur des tempêtes et de silences au sein de l'hiver... Peut-être commencerez-vous à percevoir la nature même des instantanés d'éternité que vos plus éminents poètes ont touché du doigt... Ainsi que la simple réalité du peuple des Arbres.

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