Projetant leur ombre sur les passants, les damnés de pierre hurlent.
Ils hurlent leur rage, ils hurlent leur suffocation, ils hurlent leur enfermement.
Pourquoi ne les entendons-nous point ? Ne sommes-nous donc pas sensible à leur maléfique beauté ?
Avons-nous oublié leur langage d'eau et de gargouillis ? Avons-nous cessé de leur prêter attention ?
Pourtant les damnés de pierre hurlent, suffoquent, emprisonnés. Aucun son ne nous en parvient. Pourquoi donc ? Est-ce parce qu'ils font partie du décor ? Est-ce parce que, telles de grotesques décorations, leur regard nous gêne ?
Ils sont prisonnier dehors. Prisonniers de leur enfermement à l'air libre. Prisonniers et incapables de se réchauffer lorsque l'Hiver vient.
Leurs ailes ne leur servent plus à voler. Leurs serres, à capturer leurs proies. Leurs écailles, à se protéger. Leurs sabots, à cavaler.
Ces démons d'un autre âge suffoquent, hurlent, prisonniers de leur tour de pierre, cloîtrés dans ce lieu saint qu'ils haïssent plus que tout.
Jadis tourmenteurs inlassables d'une humanité en culottes courtes, les voilà à présent réduits à l'état de décorations pour touristes. Eux qui représentaient le vice, la perversité, la tentation, la gloutonnerie, le blasphème, la tourmente des âmes... Voilà qu'ils ne sont plus guère que gibiers pour photographes amateurs. De simples pions sur un échiquier décoratif.
Plus insupportables à leur âme encore sont les innombrables larmes de ce dieu miséricordieux envers l'Humanité. Plus insupportable est leur impact saint contre leur corps de pierre mate, qui chaque jour effrite un peu plus leur lien avec ce simulacre de vie, cette punition millénaire qu'est leur condition.
Le merveilleux n'est plus. Le terrible se meurt avec eux. À présent est l'âge de Raison, l'âge où les démons, diablesses et satyres ne sont plus que contes et légendes pour jeunes enfants. Leur essence, encore prisonnière du roc, hurle son envie de tourmenter à nouveau cette Humanité qui jadis les a chassés de sa mémoire. Les créatures démoniaques ont besoin qu'on croie en eux pour vivre. Si peu, si peu croient encore en leur réalité. Ce fil ténu qui les raccroche à la vie, ce fil qui se corrode au contact de cette eau bénite venue du Roi des cieux, ce fil qui un jour sera sectionné net par la Reine mortelle... Ce fil est si fragile.
Le jour viendra où démons et satyres, dragons et chimères, tomberont en poussière. Le jour viendra où l'Humanité, débarrassée des spectres de pierre de ses démons, se retournera et, contemplant le chemin accompli, pleurera son enfance et rira, toute à sa joie d'être maîtresse de sa destinée.
Mais qui pourrait pleurer les sires et dames de pierre ?
Qui, dans un monde dominé par la raison, s'intéressera encore au terrible et au merveilleux ?
Oui. Qui ? Qui, sinon l'évêque ? le coureur ? Le fou ?
Le coureur pleure mais le vent essuie ses larmes.
RépondreSupprimer