lundi 12 octobre 2015

Les cimetières sont de curieux endroits...

Il est un lieu dont je vous ai déjà brièvement parlé que j'affectionne particulièrement pour son calme et même sa grande tranquillité : le cimetière.
Lieux de repos des morts depuis toujours, les cimetières sont également pour moi des lieux fortement symboliques, un lien étroit entre un passé nébuleux et permanent et un présent fugace et chaotique.
Ainsi, j'ai parfois la curieuse habitude de me promener en compagnie de mon père dans un des cimetières de la commune. Des cimetières dans les environs, il y en a un nombre assez appréciable pour une agglomération au final relativement modeste.
On y trouve toute l'histoire de la ville, des notables aux miséreux. Bien sûr ces derniers ont les monuments funéraires les plus périssables et les moins bien entretenus, bien qu'à ce sujet les monuments funéraires des familles nobles des environs valent eux aussi le détour question vétusté.

Or donc, mon père et moi arpentions les allées les moins bien entretenues d'un de ces cimetières, des allées où des noms illustres de généraux napoléoniens côtoyaient ceux d'anciennes grenouilles de bénitier... Quand nous fûmes interrompus par un bruit.
Non, pas un bruit. Un miaulement.
Intrigués nous cherchâmes du regard la bête responsable et celle-ci se dévoila effectivement à nous, surgissant de derrière une stèle.
Ce matou avait les yeux dorés et le pelage gris et blanc.
Continuant de miauler vers nous, il accourut et se frotta dans un premier temps à mes jambes, puis, dans un second temps, à celles de mon paternel avant de revenir vers moi.

Amusés, nous nous demandions tout de même combien de puces nous allions emporter dans nos demeures respectives, mais n'eûmes pas beaucoup l'occasion de nous attarder sur cette angoissante question car soudain...

Gami ! Viens ici !

Nous nous retournâmes derechef et tombâmes nez à nez avec un vieil homme à l'apparente incurie. Habillé dans de vieux haillons dont un manteau gris délabré l'enveloppant tant bien que mal, il s'appuyait sur une canne, peut-être la seule chose présentable qu'il possédait. Il portait à la taille une besace de cuir ayant très mal vieilli, au cou, mal cachée derrière sa barbe grise, une écharpe d'un bleu aussi délavé que la sorte de chapeau mou qui coiffait ses trop rares cheveux grisonnants. Cependant ses yeux étaient... non, il n'avait qu'un œil ; d'un bleu perçant, presque plus saisissant qu'un bleu laser, il nous scruta tour à tour mon père et moi, et alors que mon père commençait à bégayer quelques excuses à l'adresse de cette personne qui était vraisemblablement un vieux SDF, celui-ci nous parla :

Ne vous en faites pas mon brave monsieur. Mon petit félin Gami a tendance à aimer les odeurs. Je crois d'ailleurs que ce jeune monsieur possède un chat lui aussi, vu la frénésie avec laquelle mon petit Gami se frotte à sa jambe, - Gami ça suffit ! - mais permettez moi de me présenter : je m'appelle Bruno. Et messieurs, je crois savoir que vous, vous êtes monsieur l'instituteur de l'école de Lancrel. Oui, je vois qui vous êtes, monsieur. Ah oui, je crois savoir que vous n'enseignez plus. Oh, que je vous envie, monsieur. Vous vivez actuellement les plus belles années de votre vie, - sauf votre respect, car je le sais aussi bien que vous, l'âge est un fardeau parfois lourd à porter, oui... - et vous jeune monsieur. Vous, je vous connais très bien. Vous êtes monsieur Gilles, celui que d'aucuns confondent tantôt avec un journaliste de Ouest-France, tantôt avec un photographe professionnel. Oh vous savez, les bruits vont vite en ville, et j'entends de nombreuses choses en traînant dans les rues.
Oui, vous non plus n'avez finalement pas à vous plaindre. Malgré les soucis qui, je le vois, ont marqué votre visage - et votre regard - je vous le dis : vous vivez de beaux jours... La jeunesse est un âge qu'on a trop tort de gâcher avec ses angoisses.

Interloqués, et visiblement très mal à l'aise, nous n'osions dire mot à ce Bruno qui semblait tout compte fait être plus énigmatique qu'un simple clochard, bien que sa loquacité, je le voyais bien, contrariait fort mon père qui, d'habitude, était celui que personne n'arrêtait une fois lancé dans une discussion quelconque. Le voir marri de n'être point celui qui sait me chagrinait quelque peu, en plus de rajouter à mon malaise. Nous ne pensions pas à quel point la rue pouvait colporter des informations personnelles voire intimes sur les gens et comment de simples malheureux pouvaient se retrouver à en savoir plus sur les gens que la DCRI elle-même.

Ah mes bons messieurs, cela me réjouit de rencontrer dans cet aimable cimetière deux âmes aussi nobles et aimables que vous, car sachez-le, mon petit Gami - Shinigami, c'est son nom complet - a un jugement très fiable sur les gens. S'il vient vers vous, c'est que vous êtes des personnes de bien. J'irai même plus loin en affirmant que, vu son amour, vous êtes de la race des gens appelés à faire de grandes choses... Mais, messieurs, vous le savez aussi bien que moi, les grandes personnes qui firent des grandes choses connaissent parfois de tragiques destinées. Vos vies à tous deux ont sûrement déjà connu des choses terribles... Vous savez, messieurs, j'ai quelque pouvoir de prescience que je tiens de mon grand-père, qui lui-même le tenait de son grand-père. C'est un don, que voulez-vous...
Rassurez-vous, monsieur le vénérable instituteur... Je ne cherche point à vous quémander de l'argent. D'ailleurs je vais faire mieux que ça. Je vais vous dire ce que j'entrevois pour vous. Aussi vrai que je n'ai qu'un œil, je tiens pour vrai ce que je m'apprête à vous dire.




Désolé, monsieur...euh monsieur Bruno mais nous ne sommes nullement intéressés... Vous...Vous savez nous ne croyons pas à ces pouvoirs magiques. Nous avons l'incorrigible défaut d'être des rationalistes et des matérialistes complets. V...Viens Gilles, nous avons encore à faire ce soir...

Je n'en crus pas mes oreilles un instant et n'eus d'ailleurs pas le temps de saisir toute la portée cachée du discours de ce sieur Bruno, mais déjà mon père m'entraînait manu-militari, courant presque, hors du cimetière.

Je n'eus qu'un dernier regard à la porte du cimetière. Bruno était toujours planté là, à l'endroit où nous l'avions laissé. Il nous regardait et les deux yeux dorés de son chat nous fixaient aussi.

Ma dernière image de ce vieil homme trouble fut deux corbeaux qui se perchaient chacun sur une de ses épaules en croassant.

Puis je filai à la suite de mon père...


Loin de notre portée, Bruno murmura :

Nous nous reverrons, messieurs... Nous nous reverrons.









Les cimetières sont de curieux endroits, les gens qui les fréquentent sont de curieuses personnes, et parfois l'on peut y faire des rencontres étranges...

...Mais rien ne pouvait nous préparer à la rencontre de Bruno.

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